vendredi 6 juin 2014

Les guerres de Marcelle

Marcelle est née en 1914. Elle était toute petite lors de cette première guerre mondiale, dont elle n'a pas de souvenirs. Par contre elle se souvient de la seconde guerre, et de la Libération au terme de longues années difficiles, passées à Lyon, où elle vivait à l'époque, avec son mari et son fils né au tout début de la guerre.


Vous vous souvenez de la Libération ?
Petit rappel : Lyon durant la Seconde Guerre mondiale, est située en zone libre jusqu'en 1942. Très proche de la ligne de démarcation, la ville accueille de nombreux réfugiés et devient un foyer de résistance. Particulièrement marquée par la répression, Lyon est finalement libérée le 3 septembre 1944.
Oh la ! C’est quelque chose de tellement puissant, de penser que l’on avait fini la galère au terme de quatre ans d’occupation. Le jour même de la libération, on était tous occupés les uns les autres à se retrouver.  Nous sommes sortis dans les rues pour participer à la joie avec les voisins qui avaient eu la chance de passer au travers des épreuves de la guerre.
Vous avez vu les Américains ?
Oui ils sont entrés dans Lyon par plusieurs côtés.  Un bataillon est passé à proximité de chez nous. Ah tous ces hommes ! Ils lançaient des chewing-gum, des bonbons, et tout le monde criait, applaudissait. Ah c’était merveilleux ! 
Je crois que ce jour-là il avait plu un peu. Quand ça s’est calmé on est sorti. C’est difficile à décrire tellement c’était fort. La joie de penser que c’était fini. Encore que nous sommes passés à côté de drames. La seule fois où j’ai eu peur c’est quand les Allemands ont su qu’ils devaient partir. Ce fut la débâcle et là ils étaient vraiment méchants. Il y avait ceux qui étaient restés groupés et ceux qui étaient isolés, et livrés à eux-mêmes. Ils faisaient n’importe quoi. Ils rentraient dans les maisons et ils fauchaient les vélos, tout ce qui pouvait les aider à se carapater. Ils n’hésitaient pas à forcer les serrures et à menacer, voire tuer, si on s’opposait à eux. Avec mon mari, on avait tout fermé. Mais par les interstices volets en fer dans la cuisine on voyait ce qui se passait dehors, sans être vus. Nous étions aux aguets quand s’arrête devant chez nous un immense camion rempli d’Allemands. Des jeunes. Des gamins presque. Ils ont été déposés dans la rue, et le camion est reparti. J’avais eu très peur, parce que mon mari avait décidé, si jamais il en rentrait un dans la maison, de le tuer. Il m’avait dit « n’aie pas peur, s’il en rentre un, il ne sortira pas vivant ». Et ça me fait encore frémir. Je lui avais dit : mais qu’est-ce que tu racontes ? « J’ai tout calculé » m’avait-il répondu. Il y avait dans notre jardin un puits perdu, bien caché sous le ciment. Mon mari aurait mis le cadavre dans le puits. Heureusement il n’a pas eu à le faire ! Cette pensée m’a toujours hantée. On a eu la chance qu’ils passent devant la maison sans s’arrêter. Oh la la quel soulagement ! Mon mari était déterminé. Il avait déjà vécu l’autre guerre, vous comprenez. Il avait dans la tête tout ce qu’il avait souffert à cause des Allemands. Il était né dans le Nord à Roubaix. Ma belle-mère était d’origine belge. Cette guerre revêtait pour lui un caractère épouvantable. Même à l’heure actuelle j’ai du mal à comprendre toute cette brutalité des Allemands. En 14, ma belle-mère avait déjà cinq enfants, et son mari avait quand même été mobilisé, sur les positions arrière certes, mais mobilisé quand même. Ma belle-mère était restée seule avec ses cinq enfants. Et à cette époque, il n’y avait aucune aide. Pas de tickets. Il fallait qu’ils se débrouillent. La faim incitait les gamins à voler. Quand ils allaient chez l’épicier, dès qu’il avait le dos tourné, ils chapardaient une poignée de sucre ou de farine. Ils avaient faim. Rien à voir avec ce que l’on a connu pendant la seconde guerre. Nous on avait quand même des tickets. Moi je n’ai pas eu faim parce que je n’avais pas un gros appétit, mais mon mari avait mal à l’estomac tellement il était affamé. On n’avait pas de famille à la campagne. On n’avait personne. Et le marché noir coutait trop cher. L’huile valait de l’or… Il fallait se contenter des rations et les rations n’étaient pas grosses. On avait droit à un verre d’huile par mois, un peu de saccharine, quelques rations de farine... On n’avait pas de café, c’était de l’orge grillé. Ce n’était vraiment pas bon. D’ailleurs à ce propos je me souviens d’une voisine qui nous invitait à prendre ce fameux café. Un jour elle m’avait demandé si j’avais nourri mon fils au sein, car c’était un beau petit garçon qui se portait bien. Je lui répondis qu’il a été nourri au lait de vache, parce mon lait n’était pas assez nourrissant. Alors mon fils se dresse entre nous deux, et s’exclame : « oh des p’tites mamans comme ça, ça n’a pas beaucoup de lait ! ». La dame n’en revenait pas. Cet enfant enlevait la monotonie de notre vie. Il nous amusait tellement que cela était une distraction pendant cette guerre. Je le vois toujours montant l’escalier pour aller boire le fameux café qui n’en était pas chez ma belle-mère, me disant « Maman n’oublie pas ton sucre parce que Mémé n’en a pas tu sais ». J’avais remarqué d’ailleurs qu’il y avait un peu de sucre en poudre tout autour du bocal posé sur le buffet. Quelqu’un se servait du sucre en mon absence. Ca ne pouvait pas être mon fils, il était trop petit. J’ai mené mon enquête et j’ai fini par découvrir que c’était ma belle-mère qui venait rafler du sucre… Vous vous rendez compte, à quel point on ne  venait !