Vous vous souvenez de la Libération ?
Petit
rappel : Lyon durant la Seconde Guerre mondiale, est située en zone libre
jusqu'en 1942. Très proche de la ligne de démarcation, la ville accueille de
nombreux réfugiés et devient un foyer de résistance. Particulièrement marquée
par la répression, Lyon est finalement libérée le 3 septembre 1944.
Oh la ! C’est quelque chose de tellement
puissant, de penser que l’on avait fini la galère au terme de quatre ans
d’occupation. Le jour même de la libération, on était tous occupés les uns les
autres à se retrouver. Nous sommes
sortis dans les rues pour participer à la joie avec les voisins qui avaient eu
la chance de passer au travers des épreuves de la guerre.
Vous avez vu les Américains ?
Oui ils sont entrés dans Lyon par plusieurs côtés. Un bataillon est passé à proximité de chez
nous. Ah tous ces hommes ! Ils lançaient des chewing-gum, des bonbons, et
tout le monde criait, applaudissait. Ah c’était merveilleux !
Je crois que ce jour-là il avait plu un peu. Quand ça s’est calmé on est sorti.
C’est difficile à décrire tellement c’était fort. La joie de penser que c’était
fini. Encore que nous sommes passés à côté de drames. La seule fois où j’ai eu
peur c’est quand les Allemands ont su qu’ils devaient partir. Ce fut la débâcle
et là ils étaient vraiment méchants. Il y avait ceux qui étaient restés groupés
et ceux qui étaient isolés, et livrés à eux-mêmes. Ils faisaient n’importe
quoi. Ils rentraient dans les maisons et ils fauchaient les vélos, tout ce qui
pouvait les aider à se carapater. Ils n’hésitaient pas à forcer les serrures et
à menacer, voire tuer, si on s’opposait à eux. Avec mon mari, on avait tout
fermé. Mais par les interstices volets en fer dans la cuisine on voyait ce qui
se passait dehors, sans être vus. Nous étions aux aguets quand s’arrête devant
chez nous un immense camion rempli d’Allemands. Des jeunes. Des gamins presque.
Ils ont été déposés dans la rue, et le camion est reparti. J’avais eu très
peur, parce que mon mari avait décidé, si jamais il en rentrait un dans la
maison, de le tuer. Il m’avait dit « n’aie pas peur, s’il en rentre un, il
ne sortira pas vivant ». Et ça me fait encore frémir. Je lui avais
dit : mais qu’est-ce que tu racontes ? « J’ai tout
calculé » m’avait-il répondu. Il y avait dans notre jardin un puits perdu,
bien caché sous le ciment. Mon mari aurait mis le cadavre dans le puits. Heureusement
il n’a pas eu à le faire ! Cette pensée m’a toujours hantée. On a eu la chance
qu’ils passent devant la maison sans s’arrêter. Oh la la quel
soulagement ! Mon mari était déterminé. Il avait déjà vécu l’autre guerre,
vous comprenez. Il avait dans la tête tout ce qu’il avait souffert à cause des
Allemands. Il était né dans le Nord à Roubaix. Ma belle-mère était d’origine
belge. Cette guerre revêtait pour lui un caractère épouvantable. Même à l’heure
actuelle j’ai du mal à comprendre toute cette brutalité des Allemands. En 14,
ma belle-mère avait déjà cinq enfants, et son mari avait quand même été
mobilisé, sur les positions arrière certes, mais mobilisé quand même. Ma
belle-mère était restée seule avec ses cinq enfants. Et à cette époque, il n’y
avait aucune aide. Pas de tickets. Il fallait qu’ils se débrouillent. La faim
incitait les gamins à voler. Quand ils allaient chez l’épicier, dès qu’il avait
le dos tourné, ils chapardaient une poignée de sucre ou de farine. Ils avaient
faim. Rien à voir avec ce que l’on a connu pendant la seconde guerre. Nous on
avait quand même des tickets. Moi je n’ai pas eu faim parce que je n’avais pas
un gros appétit, mais mon mari avait mal à l’estomac tellement il était affamé.
On n’avait pas de famille à la campagne. On n’avait personne. Et le marché noir
coutait trop cher. L’huile valait de l’or… Il fallait se contenter des rations
et les rations n’étaient pas grosses. On avait droit à un verre d’huile par
mois, un peu de saccharine, quelques rations de farine... On n’avait pas de
café, c’était de l’orge grillé. Ce n’était vraiment pas bon. D’ailleurs à ce
propos je me souviens d’une voisine qui nous invitait à prendre ce fameux café.
Un jour elle m’avait demandé si j’avais nourri mon fils au sein, car c’était un
beau petit garçon qui se portait bien. Je lui répondis qu’il a été nourri au
lait de vache, parce mon lait n’était pas assez nourrissant. Alors mon fils se
dresse entre nous deux, et s’exclame : « oh des p’tites mamans comme
ça, ça n’a pas beaucoup de lait ! ». La dame n’en revenait pas. Cet
enfant enlevait la monotonie de notre vie. Il nous amusait tellement que cela
était une distraction pendant cette guerre. Je le vois toujours montant
l’escalier pour aller boire le fameux café qui n’en était pas chez ma
belle-mère, me disant « Maman n’oublie pas ton sucre parce que Mémé n’en a
pas tu sais ». J’avais remarqué d’ailleurs qu’il y avait un peu de sucre
en poudre tout autour du bocal posé sur le buffet. Quelqu’un se servait du
sucre en mon absence. Ca ne pouvait pas être mon fils, il était trop petit.
J’ai mené mon enquête et j’ai fini par découvrir que c’était ma belle-mère qui
venait rafler du sucre… Vous vous rendez compte, à quel point on ne venait !